Mangez-moi - Agnès Desarthe

Publié le par Sarah

 J'aime les livres, les films et les spectacles qui parlent de et à nos sens ; j'avais adoré l'Odeur de Radhika Jha. Un très beau livre où une jeune indienne immigrée en banlieue parisienne, utilise son exceptionnel odorat pour cuisiner en "écoutant " les parfums des épices et aliments, en écoutant ce qu'ils lui dictent. De même dans sa vie, les odeurs l'accompagnent et marquent son rapport aux autres et à ses émotions. Il y avait dans ce livre de merveilleux passages sur l'art de cuisiner. Cuisine et sensualité vont de paire. Dans Dona flor et ses deux maris, il y a un rapport direct avec les plaisirs de la chair, sous toutes leurs formes, avec en plus une sorte de jubilation pleine de gaieté. Là-aussi, de merveilleuses descriptions de plats et de la façon dont ils ont été cuisinés.

S'intéresser à l'art de cuisiner et de goûter en littérature, c'est comme s'intéresser aux alchimistes. Il y a d'un côté la personne puis son art de faire, il peut y avoir un décalage entre les deux, comme une part de mystère et en même temps d'intimité révélée.

 Dans Mangez-moi, d'Agnès Desarthe, c'est ce rapport entre les deux qui tient l'histoire, à travers le personnage de Myriam. Mangez-moi, c'est un besoin qui part du ventre, celui d'être aimé, d'appartenir au monde. Le livre mêle une histoire passée douloureuse et un présent heureusement très vivant, un personnage mené par ses appétits à la sensibilité fleur de peau et à la générosité un brin sauvage et parfois agressive. La sociabilité se cuisine précautionneusement, puis il n'y a plus qu'à goûter et enfin, à être mangé.

  Extrait du livre

 Il faut faire à manger. Le soleil chauffe, les gens voudront des salades. Je me lance dans un épluchage en désordre. C'est une technique peu orthodoxe et qui me fait sans doute perdre du temps, mais elle me convient. Elle consiste à tout faire en même temps. Je sors mes crudités, mes légumes, les herbes et plusieurs couteaux : économe, lame lisse, lame à dents. Je coupe un demi-concombre que je tranche ultra-fin, je file aux haricots verts que j'équeute, et glisse mes betteraves entières dans le four, j'évide les avocats, les pamplemousses, je plonge les blettes dans l'eau bouillante. L'idée est de ne surtout pas s'ennuyer. La théorie, car j'ai une théorie de l'épluchage, est qu'il faut laisser une place à l'aléatoire. En cuisine, comme en toute chose, nous avons tendance à brider nos instincts. La vitesse et la chaos autorise une légère perte de contrôle. Couper les légumes selon des formes et des calibres différents encourage des alliances que l'on n'aurait pas songé à pratiquer autrement. Dans la salade de champignons, concombre et mâche, le cerfeuil doit rester entier, en pluches, afin de créer le contraste, car les autres ingrédients sont pelliculaires, presque transparents et glissants. Si sa tige fine et ses minuscules branchules ne contredisaient pas l'alanguissement général, encore accentué par la crème fleurette qui remplace l'huile dans l'assaisonnement, on sombrerait dans la mélancolie. L'équilibre est la clé et je ne crois pas que l'équilibre puisse naître de la préméditation. C'est une pensée dangereuse, mais si souvent mise à l'épreuve que je suis prête à prendre le pari. L'humain penche. Il ne le sait pas. Mais il penche. Cela s'appelle une tendance, une inclination, une manie. Pour qu'un plat soit réussi, il faut que le rapport entre le tendre et le croquant, entre l'amer et le doux, entre le sucré et le piquant, entre l'humide et le sec existe et soit soumis à la tension de ces couples adverses. Personne n'est assez tolérant ni assez inventif pour respecter les contraires, il convient donc de leur ouvrir la voie de la contrebande, de la clandestinité.

 

Publié dans En vrac

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