Quando l'uomo principale è una donna - Jan Fabre
(Rennes 2005)
Sur scène, le dispositif scénique ne se laisse pas tout de suite deviner. L'espace est tout d'abord vide de toute présence:les 2/3 sont occupés par des fils suspendus aux bouts desquels pendent des socles immobiles, il reste 1/3, bizarrement "bas de plafond". Et au milieu des socles une branche d'épine. Au sol, des bouteilles d'huile.
Pendant que les spectateurs prennent place, une femme entre sur scène et va s'assoir sur une chaise de bar.
Devant nous et derrière elle, des bouteilles d'alcool, des verres.
La femme est d'une présence discrète.
Elle n'impose pas à l'espace salle le début de l'hégémonie de l'espace scène.
Ca prêterait presque à sourire quand, à posteriori, on pense à l'évolution du spectacle, à sa provocation, et notamment cette scène:une masturbation frontale, yeux dans les yeux, à laquelle s'ensuit les roulés boulés impudiques, d'huile et de sueur de la danseuse, sur fonds de transe pulsionnelle. A ce moment-là, ce sont les spectateurs qui aimeraient devenir transparents pour ne pas se sentir pris au piège de leur voyeurisme passif. Mais cette impression ne dure pas.
Petit à petit, chaque bouteille trouve son socle, la femme prend son temps pour les y mettre. Déjà, une métaphore sexuelle se dessine.
Elle chante par moment, les bribes d'une chanson populaire qui se loge, elle, tout de suite dans la tête.
Le périple de cette chanson est en soi très intéressant:au début, elle comble les vides, au fur et à mesure que la tension augmente, la chansonnette est étouffée, à la fin, elle permet néanmoins de respirer, de prendre de la distance, voire même une distance complice de ces scènes, vues dès lors comme une espièglerie délicieusement vicieuse.
Les bouteilles une fois suspendues paraissent flotter dans l'air. Tout de suite deux impressions:la liberté de cette sensation d'apesanteur et l'effet compressé du découpage spatial. Je serais presque claustrophobique pour l'interprète. Mais elle, visiblement, elle s'en fout. Elle est libre et le sera de plus en plus, quand elle enlèvera petit à petit ses vêtements, pour en revenir à l'état d'impureté originel. Eve solitaire qui fécondera, toute seule comme une grande, ses compléments, ses moitiés, aux doux noms de machos méditerranéens. D'ailleurs la pièce pourrait se lire comme un joyeux pied de nez féminin. Et si Dyonisos était une femme?
Au début, je me demandais quel sens donner à cette couronne d'olivier. La figure christique était inappropriée. Non, c'est une figure dyonisiaque, figure d'ivresse qui ne trouve sa consécration qu'en tant qu'ivresse sexuelle et rituelle et s'incarne merveilleusement dans un corps de femme:un corps tout en muscles, sans rondeurs, les seins raturés par un trait noir accusateur de leur absence. Mais vient l'huile d'olive et son côté lubrifiant qui fait la femme terriblement femme, une animale de féminité.
Elle se tortille au sol, le cygne du début qui n'arrivait pas à prendre son envol et s'en amusait, libéré de toutes contraintes, s'écrase au sol et devient hybride:mi volatile, mi poisson, mais toujours aussi femme. Cette chimère féconde de petites olives transparentes, sécrétion précieuse qui donne à la boisson la saveur qui lui manquait.
A la question terriblement existentielle "et maintenant que fait-on?", Kubrick laissait pour réponse dans son film posthume; "Fuck". Réponse sous forme de pirouette prononcée de la bouche d'une femme. Jan Fabre, semble t-il, en arrive à la même conclusion.